15
La porte n’avait plus rien d’une minuscule fêlure : elle était assez grande pour lui livrer passage. Elle était entrouverte et une lumière colorée, qui semblait rayonner de l’autre côté, s’en échappait.
Parachutée elle ignorait comment à l’intérieur du crâne, Cassie regardait fixement la porte, en tentant de réprimer ses frissons elle en avait les cheveux qui se dressaient sur la tête. « Si elle s’ouvre, est-ce que je pourrai entrer ? » se demandait-elle. Mais comment pourrait-elle s’ouvrir toute seule ?
À moins que… Et si elle imaginait qu’elle s’ouvrait ?… Non, ça n’avait pas l’air de marcher. Qu’est-ce que Mélanie avait dit déjà ? Que les cristaux permettaient d’invoquer plus facilement les Pouvoirs. Quels Pouvoirs pouvaient bien avoir un lien avec du pur cristal de roche ? L’eau et la terre, pour le sable et la mer ?
Ça sonnait presque comme le début d’un poème...
Eau et Terre,
Sable et mer,
Faites que ma volonté
Puisse se réaliser...
Elle concentra toute sa volonté sur la porte pour qu’elle s’ouvre. Et, alors même qu’elle la regardait fixement, il lui sembla bel et bien qu’un peu plus de lumière multicolore s’en échappait. De plus en plus… De plus en plus… « Continue à l’ouvrir, s’encourageait-elle. Laisse-la t’attirer à elle. » Elle avait l’impression de flotter devant la porte maintenant. Et elle était énorme, cette porte, comme celle d’une cathédrale. Et elle s’ouvrait… s’ouvrait… Elle se noyait dans un arc-en-ciel de lumière.
« Maintenant ! Vas-y ! »
C’est alors qu’un cri s’éleva dans la pièce.
C’était un hurlement affolé, strident et terrifié, et il déchira le silence de la nuit comme une lame. La porte s’immobilisa et Cassie se sentit partir en arrière. La porte s’éloignait à présent, de plus en plus vite. Et, juste au moment où elle allait sortir du crâne, elle eut la vision d’un visage. Celui-là même qu’elle avait aperçu au début. Mais il ne s’éloignait pas, lui, oh non ! Il se rapprochait, bien au contraire, de plus en plus gros, de plus en plus vite, si vite qu’il allait faire exploser le cristal. Il allait...
— Non ! cria Diana.
Cassie le sentit au même instant : une oppressante présence maléfique qui fonçait sur eux à tombeau ouvert. Quelque chose qu’il fallait à tout prix arrêter.
Elle ne saurait jamais ce qui s’était vraiment passé après.
Sean était assis à la gauche de Faye. Ce fut peut-être lui qui bougea le premier. Peut-être que, pris de panique, il essaya de se sauver. En tout cas, il y eut du remue-ménage de ce côté-là. Faye semblait vouloir faire quelque chose et Sean essayer de l’en empêcher ou peut-être que c’était l’inverse. Ils se battaient, en tout cas. Et Diana criait : « Non, non ! » et Cassie ne savait pas quoi faire.
Elle essaya de maîtriser sa réaction alors même que son instinct lui dictait de s’écarter de Faye. Mais ça ne servit à rien parce que ce fut Faye qui se jeta en avant. Cassie sentit alors son genou quitter le sien : le cercle était brisé et la bougie de Faye s’éteignit.
Aussitôt, toutes les autres bougies furent mouchées d’un coup, comme soufflées par un courant d’air. Au même moment, Cassie sentit la puissance maléfique qui fonçait vers eux atteindre les limites du cristal. Elle jaillit du crâne comme un boulet de canon et passa en trombe le cercle de bougies éteintes encore fumantes. Cassie ignorait comment elle pouvait décrire ces événements : la pièce était plongée dans le noir complet. Mais elle le sentit. Elle pouvait percevoir la chose maléfique comme une sorte de noirceur plus noire que la nuit. Elle la rasa, lui soufflant les cheveux en arrière et en l’air. Elle leva le bras pour se protéger le visage, mais il était déjà trop tard.
Il y eut une sorte de plainte dans l’obscurité.
Puis le calme revint.
— Mais allumez les lumières, bon sang ! haleta quelqu’un.
Et, soudain, Cassie recouvra la vue. Adam se tenait debout à côté de l’interrupteur. Diana aussi s’était levée, livide et défigurée par la peur. Dans le cercle, frayeur et consternation se lisaient sur tous les visages sauf sur celui de Nick. Nick affichait une parfaite impassibilité, comme toujours.
Faye se relevait seulement. Elle avait tout l’air de quelqu’un qui vient de se faire renverser par un bulldozer.
— Tu m’as poussée ! incendia-t-elle Sean, les yeux flamboyants de colère.
— Non, c’est pas moi ! se défendit Sean, en tournant la tête de tous côtés comme s’il cherchait du secours. Elle essayait de prendre le crâne ! Elle se j’tait d’ssus !
— Espèce de vermine ! Sale menteur ! C’est toi qui essayais d’te tirer, oui. Tu allais briser le cercle.
— C’est elle qui...
— Non, c’est pas moi !
— Ça suffit ! tonna Diana.
Adam vint prendre place à côté d’elle.
— Peu importe qui a fait quoi, dit-il d’une voix tendue. Ce qui compte c’est cette… énergie qui s’est échappée.
— Quelle énergie ? demanda Faye d’un ton renfrogné, en examinant ses coudes pour vérifier qu’elle ne s’était pas égratignée.
— L’énergie qui t’a aplatie comme une crêpe ! grommela Diana.
— Je suis tom-bée, martela Faye. Parce que ce p’tit morveux m’a poussée !
— Non, lâcha Cassie, sans réfléchir. (Elle s’était mise à trembler rétrospectivement.) Je l’ai sentie, moi aussi. Quelque chose est sorti du crâne.
— Oh ! Mademoiselle l’a sentie, railla Faye, en lui décochant un regard méprisant. C’est vrai qu’on a affaire à une experte...
Cassie jeta un coup d’œil autour d’elle. Les autres étaient restés assis et elle fut surprise de voir leur air incertain. Si elle l’avait sentie, sûrement qu’ils l’avaient sentie aussi...
— J’ai… senti quelque chose, murmura Mélanie. Quelque chose de sombre à l’intérieur du crâne. Une énergie négative.
— En tout cas, quoi que soit ce « quelque chose », il a été libéré quand on a brisé le cercle, affirma Adam. (Il se tourna vers Diana.) C’est ma faute. J’aurais dû empêcher ça.
— Tu veux dire que tu aurais dû garder le secret sur ta trouvaille, persifla Faye, cassante. Pour pouvoir garder le crâne pour toi tout seul, pour ton p’tit usage personnel.
— Qu’est-ce que ça change, de toute façon ? explosa Laurel, de l’autre côté du cercle. Si quelque chose a bel et bien été libéré du crâne, c’est là, dehors, maintenant. Et ça fait Dieu sait quoi.
— C’est… mauvais, dit Cassie.
C’était « maléfique » qu’elle aurait voulu dire, mais elle n’avait pas osé. Ça faisait tellement film d’horreur. C’était pourtant bien ce qu’elle avait senti dans le noir. Le mal. L’intention de nuire et de détruire.
— Il faut l’arrêter, dit Adam.
— Comment ? souffla Suzan, en triturant un bouton de son chemisier.
Un long silence pesant envahit la pièce. Adam et Diana se regardaient, comme s’ils étaient plongés dans quelque conciliabules muets. Les frères Henderson avaient eux aussi une conversation télépathique, semblait-il, mais ils ne paraissaient pas autrement inquiets de savoir qu’il y avait désormais quelque chose de maléfique aux intentions meurtrières en liberté dans les parages. À la vérité, ils avaient plutôt l’air contents.
— Peut-être qu’il va choper celui qu’a eu Kori, finit par cracher Chris, hargneux.
Diana le dévisagea avec anxiété.
— C’est vraiment ce que tu crois ? (Et puis elle changea brusquement de visage.) Est-ce que c’était ce que tu pensais quand tu cherchais les empreintes ? Est-ce que c’était ce que tu souhaitais ?
— On était censés se contenter d’essayer de retrouver les dernières empreintes, leur rappela Mélanie, avec, dans la voix, plus de colère contenue que Cassie n’en avait jamais perçu.
Les frères Henderson échangèrent un coup d’œil entendu et haussèrent les épaules. Deborah semblait hésiter entre moue renfrognée et ricanement sarcastique. Suzan triturait toujours son bouton. Fidèle à lui-même, Nick se leva, imperturbable.
— On dirait que c’est tout pour ce soir, conclut-il.
— Tu l’as dit ! explosa soudain Diana, à la stupéfaction de Cassie qui en resta bouche bée. (Elle attrapa le crâne à deux mains.) Maintenant, ça, ça va aller en lieu sûr, à sa place, là où ça aurait dû aller dès le départ. J’aurais dû me douter que vous n’étiez tous que des irresponsables incapables de gérer une telle situation !
Et, serrant le crâne contre elle, elle quitta le garage.
Faye sauta aussitôt sur l’occasion, comme un chat qui vient d’apercevoir une souris.
— Je ne trouve pas que ce soit très sympa de nous parler comme ça, commenta-t-elle de sa voix rauque. Je ne crois pas qu’elle nous fasse confiance, et vous ? À main levée : combien ici veulent avoir pour leader une fille qui ne leur fait pas confiance ?
Si Mélanie avait eu un revolver à la place des yeux, Faye n’aurait pas fait de vieux os.
— Oh ! va te faire foutre, Faye ! lui balança-t-elle, avec son accent de jeune fille de bonne famille. Viens, Laurel, ajouta-t-elle, en se levant pour se diriger vers la maison de Diana.
Ne sachant trop quoi faire, Cassie leur emboîta le pas. Dans son dos, elle entendit Adam dire à Faye d’une voix sourde, frémissante de rage.
— J’aimerais que tu sois un mec.
Puis le rire de gorge de Faye et sa réponse susurrée :
— Mais dis-moi, Adam, je ne savais pas que tu avais ce genre de penchants...
Diana reposait le crâne dans son plat en Pyrex quand Adam entra dans la chambre, derrière Cassie. Il alla directement vers Diana et la prit dans ses bras.
Elle resta un instant blottie contre lui, les yeux clos, mais ne lui rendit pas son étreinte. Au bout d’un moment, elle s’écarta.
— Je vais bien. C’est juste que je leur en veux. Et puis j’ai besoin de réfléchir.
Adam s’assit sur le lit et se passa la main dans les cheveux.
— J’aurais dû garder le secret, déplora-t-il. Si je n’avais pas voulu la ramener...
— Arrête, Adam, l’interrompit Diana. Ça n’aurait pas été bien de cacher aux membres du Cercle quelque chose qui leur appartient.
— Pire que de les laisser s’en servir pour de mauvaises et stupides raisons ?
Diana se détourna et se laissa aller contre la petite armoire.
— Parfois, reprit Adam avec gravité, je me demande ce qu’on est en train de faire. Peut-être qu’on ne devrait pas essayer de réveiller les Anciens Pouvoirs. Peut-être qu’on a tort de croire qu’on est capables de les maîtriser.
— Un Pouvoir n’est qu’un Pouvoir, soupira Diana d’une voix lasse, sans se retourner. Il n’est ni bon ni mauvais. Seul l’usage que l’on en fait est bon ou mauvais.
— Mais peut-être que personne ne peut l’invoquer sans finalement succomber à l’envie de s’en servir pour faire le mal, parfois même sans le vouloir.
Plantée au milieu de la chambre, Cassie aurait donné n’importe quoi pour être ailleurs. Elle se rendait bien compte que, tout en restant parfaitement aimables et polis, Diana et Adam étaient tout de même en train de s’affronter. Elle croisa le regard de Laurel et vit son malaise se refléter dans ses prunelles.
— Je ne le pense pas, finit par trancher Diana avec douceur. Je ne crois pas que les gens soient irrécupérables à ce point-là. Je ne les crois pas si mauvais que ça.
Adam avait sur le visage une expression à la fois triste et envieuse. Il aurait bien voulu partager une telle foi en la nature humaine.
En le regardant, Cassie sentit une poignante douleur et fut soudain prise de vertiges. Elle chancela et chercha des yeux un endroit où s’asseoir.
Diana se retourna immédiatement vers elle.
— Ça va ? s’alarma-t-elle. Ta es pâle comme la mort.
Cassie hocha la tête et haussa les épaules.
— Juste la tête qui tourne un peu. Peut-être que je ferais mieux de rentrer...
La colère avait déserté les yeux de Diana.
— Bien sûr. Mais je ne veux pas te savoir toute seule dehors. Adam, tu veux bien la raccompagner ? Par la plage, ça ira plus vite.
Transie d’horreur, Cassie ouvrit la bouche pour protester. Mais, déjà, Adam acquiesçait :
— Pas d’problème. Mais je ne veux pas te laisser toute seule non plus...
— J’aimerais que Mélanie et Laurel restent avec moi, le rassura-t-elle. Je veux commencer à purifier le crâne dans les règles de l’art avec des essences florales, précisa-t-elle, en se tournant vers Laurel, et avec d’autres cristaux. (Elle se tourna vers Mélanie.) Et, si ça doit prendre toute la nuit, eh bien, on y passera la nuit. Je veux faire tous les préparatifs nécessaires. Et je veux commencer tout de suite.
Les deux autres filles hochèrent la tête. Adam acquiesça :
— Bon, d’accord.
Et Cassie, qui était restée la bouche ouverte, pensa soudain à quelque chose et la referma pour hocher la tête à son tour. Sa main tapota machinalement la poche de son jean pour s’assurer que la petite bosse était toujours là.
C’est comme ça qu’elle se retrouva à marcher sur la plage, en tête à tête avec Adam.
Il n’y avait pas de lune, cette nuit-là, et les étoiles étincelaient, criblant l’obscurité de leur brillance froide. Les vagues rugissaient et reprenaient leur souffle en sifflant avant de déferler avec fracas sur la grève.
Rien de romantique là-dedans. Une sorte de brutalité primitive, plutôt. Hormis les faibles lumières des quelques maisons perchées sur la falaise, ils auraient pu tout aussi bien être sur une île déserte, à des milliers de kilomètres de toute terre habitée.
Ils étaient presque arrivés au niveau de l’étroit sentier qui remontait la falaise jusqu’au numéro 12, quand il lui posa la question. Elle avait toujours su, au fond, qu’elle ne pourrait pas y échapper.
— Pourquoi tu n’as pas voulu que les autres sachent qu’on s’était déjà rencontrés ? lui demanda-t-il tout simplement.
Elle prit une profonde inspiration. L’heure était venue de voir ce qu’elle avait dans le ventre : de faire la preuve de ses talents d’actrice. Un grand calme l’avait envahie. Elle savait ce qu’elle devait faire ce que la raison lui dictait et elle le ferait, coûte que coûte. Il le fallait. Pour Diana et… pour lui.
— Oh ! je n’sais pas, répondit-elle, avec un naturel hallucinant. Je n’aurais pas voulu que certains comme Faye ou Suzan se fassent des idées. Juste ça. Pourquoi, ça te pose un problème ? Ça ne m’a pas paru très important.
Adam la regardait bizarrement. Il semblait hésiter. Et puis, il finit par secouer la tête.
— Si tu y tiens, je n’en parlerai pas.
Un énorme soulagement la submergea. Elle veilla cependant à garder un ton léger.
— O.K., merci. Oh ! au fait, enchaîna-t-elle, en plongeant la main dans sa poche, ça fait un moment que je voulais te la rendre. Tiens.
Curieux comme ses doigts semblaient s’agripper à la petite pierre. Mais elle parvint enfin à les ouvrir et la fit tomber dans sa longue main brune qu’il avait instinctivement tendue. Posée sur sa paume, la calcédoine étincelait, comme si ses cristaux de quartz avaient emprisonné le crépitement des étoiles.
— Merci de me l’avoir prêtée, reprit-elle. Mais, maintenant que je suis officiellement une sorcière, je vais sans doute trouver les pierres qui me conviennent le mieux : mes propres cristaux avec lesquels travailler. Et puis… (elle accrocha à ses lèvres un sourire aguicheur) on ne voudrait pas que les autres se fassent des idées à cause de ça non plus, hein ?
Jamais, de toute sa vie, jamais elle ne s’était comportée de cette façon avec un garçon : hyper à l’aise, sûre d’elle, joueuse. Limite allumeuse, alors même qu’elle s’efforçait d’éviter toute ambiguïté entre eux. Et c’était tellement… facile ! Comment imaginer que ça aurait pu lui venir aussi naturellement ? Peut-être parce qu’elle interprétait un rôle ? Ce n’était pas elle qui se tenait là : Cassie la timide, Cassie la rêveuse, mais quelqu’un d’autre, quelqu’un qui n’avait pas peur parce que le pire était déjà derrière elle et qu’il ne pouvait rien lui arriver de plus grave, ni de plus douloureux. Alors de quoi aurait-elle eu peur, maintenant ?
Un petit sourire ironique s’était peint sur les lèvres d’Adam, comme s’il entrait automatiquement dans son jeu. Mais son sourire s’évanouit presque aussitôt. Il la dévisageait, désormais, intensément et elle dut se forcer pour soutenir son regard, pour ne pas fléchir, en mettant dans ses yeux autant de franchise et d’innocence que possible, comme quand elle avait regardé Jordan sur la plage, ce jour d’août. Crois-moi, le persuadait-elle mentalement. Et, cette fois, elle connaissait la puissance de ses propres pensées, le pouvoir qu’elle pouvait invoquer pour imposer sa volonté.
Eau et Terre,
Sable et mer,
Faites que ma volonté
Puisse se réaliser...
Crois-moi, Adam. Crois-moi. Crois-moi...
Il se détourna brusquement pour faire face à l’océan d’une façon qui, curieusement, lui rappela comment elle s’était arrachée au regard hypnotique de Faye.
— Tu as changé, constata-t-il.
Il y avait de l’étonnement dans sa voix. Et puis il se retourna pour la dévisager avec ce même regard pénétrant.
— Tu as vraiment changé.
— Forcément. Je suis une sorcière, maintenant, lui rétorqua-t-elle, comme si ça tombait sous le sens. Tu aurais dû me le dire dès le début, d’ailleurs ça aurait évité bien des ennuis à tout le monde, ajouta-t-elle d’un ton réprobateur.
— Je ne savais pas. J’ai bien senti… quelque chose en toi… Mais je n’ai jamais pensé que tu étais des nôtres.
— Oh ! peu importe, tout est bien qui finit bien, abrégea-t-elle. (Elle n’aimait pas l’entendre parler de ce qu’il « sentait en elle » : terrain glissant.) Merci de m’avoir raccompagnée, en tout cas. C’est ici que je remonte.
Et, avec un dernier sourire, elle fit volte-face et grimpa vivement le sentier sans se retourner.
Ouf ! Elle avait réussi ! Elle ne le croyait pas ! Mais, bizarrement, cette délivrance se révélait affreusement douloureuse. Si insoutenable même que, quand elle atteignit le sommet de la falaise et aperçut enfin la maison, elle tenait à peine sur ses jambes.
— Oh ! Dieu merci ! souffla-t-elle.
Et elle se précipita chez elle.
— Attends !
La voix était vibrante, autoritaire.
« J’aurais dû m’en douter ! songea-t-elle. C’était trop facile. »
Elle se composa un visage parfaitement inexpressif et, lentement, très lentement, se retourna vers lui.
Il était là, debout sur la falaise, avec l’océan derrière lui, et la faible clarté stellaire qui sculptait son visage : ces pommettes hautes, ces lèvres pleines, si expressives, si rieuses. Sauf que, là, il ne riait pas du tout. La même étincelle métallique brillait dans son regard perçant que le jour où il avait suivi Jordan et Logan des yeux, sur la plage, irradiant un pouvoir qu’elle ne comprenait pas, à tel point qu’il lui avait fait peur. Et il lui faisait encore peur, là, maintenant.
— Tu es douée, lui dit-il. Mais il ne faut pas me prendre pour un imbécile. Tu me caches quelque chose et je veux savoir quoi.
— Oh ! si tu savais !
Les mots lui avaient échappé avant qu’elle n’ait pu les retenir et leur spontanéité convainquait de leur sincérité.
— Je te cache rien du tout, j’veux dire, se reprit-elle précipitamment.
— Écoute-moi bien, reprit-il. (Et, à son grand désespoir, il se rapprocha.) Quand je t’ai rencontrée, je ne me suis pas douté trois secondes que tu étais des nôtres. Comment j’aurais pu ? Mais je savais que tu étais différente de ta petite snobinarde de copine. Pas juste une jolie fille parmi tant d’autres, mais quelqu’un de… spécial.
« "Une jolie fille" ? Il m’a trouvée jolie ? » songea-t-elle, l’esprit en déroute. Elle sentait ce calme raisonné auquel elle s’était désespérément raccrochée l’abandonner et s’y cramponnait de toutes ses forces. « Cool et imperturbable, s’ordonna-t-elle. Aimable et polie. Ne montre rien. Absolument rien. »
Ses yeux gris-bleu lançaient des éclairs, à présent. Une colère noire se peignait sur son beau visage, si noble, si singulier. Mais c’était surtout cette blessure qu’elle percevait au fond de ses prunelles qui la troublait.
— Tu n’étais pas comme toutes ces filles de l’extérieur que j’avais croisées : tu pouvais accepter l’étrangeté de certaines choses, leur mystère les trucs mystiques même –, sans en avoir peur et sans essayer de les détruire à vue. Tu étais… ouverte. Tolérante. Tu ne détestais pas et ne rejetais pas systématiquement ce qui te paraissait différent.
— Pas aussi tolérante que Diana. Diana est bien plus...
— Ça n’a rien à voir avec Diana ! s’emporta-t-il.
Et elle se rendit compte qu’il le pensait vraiment. Il était foncièrement honnête et direct et d’une telle sincérité qu’à aucun moment l’idée d’une trahison ne l’avait effleuré.
— J’ai cru, poursuivait-il, que tu étais quelqu’un en qui je pouvais avoir confiance. J’aurais même pu remettre ma vie entre tes mains. Et, quand je t’ai vue tenir tête à Jordan un type qui faisait pratiquement le double de toi –, j’ai su que j’avais raison. C’était l’un des trucs les plus courageux que j’avais jamais vu. Et tout ça pour un étranger. Tu l’as laissé te faire mal pour me protéger. Et tu ne me connaissais même pas.
« Rien. Ne montre rien, psalmodiait-elle intérieurement. Absolument rien. »
— Et, après, poursuivait-il toujours, j’ai ressenti quelque chose de spécial avec toi. Une sorte de complicité, comme si on se comprenait sans parler. Je ne peux pas l’expliquer. Mais je n’ai pas cessé d’y penser. J’ai beaucoup pensé à toi, Cassie. Et j’avais tellement hâte de parler de toi à Diana. Je voulais lui dire qu’elle avait raison, qu’il existait réellement des gens de l’extérieur qui pouvaient échanger avec nous, en qui on pouvait avoir confiance. Qui pouvaient peut-être ne pas craindre la magie et même s’y intéresser. Ça fait longtemps qu’elle essaie de convaincre ceux du Club de ça. Je voulais lui dire que tu m’avais ouvert les yeux dans tous les sens du terme. Après t’avoir quittée, j’ai même eu l’impression que j’y voyais plus loin, quand je partais sur les bateaux de pêche à la recherche des Artéfacts. Pendant qu’on traînait les lignes, je cherchais des îles et, tout à coup, j’ai eu l’impression que ma vue s’éclaircissait, ou plutôt que l’océan me révélait ses secrets. M’aidait. Ça aussi, je voulais en parler à Diana pour lui demander si elle pouvait l’expliquer.
» Et, pendant tout ce temps, conclut enfin Adam, en dardant son renversant regard gris-bleu sur elle, je n’ai jamais regretté, pas une seule fois, de t’avoir donné la rose de calcédoine même si on ne fait jamais ça pour ceux de l’extérieur. J’espérais bien que tu n’en aurais jamais besoin, mais, si tu devais te retrouver dans une situation difficile ou même en danger, je voulais être là pour toi. Si tu avais fait ce que je t’avais dit, si tu l’avais serrée très fort dans ton poing en pensant à moi, je l’aurais su et je l’aurais cherchée, où que tu aies pu être. Eh oui ! Je croyais que tu étais si spéciale que ça...
Vraiment ? se demandait Cassie, étourdie par ce flot de révélations. Toutes ces fois où elle avait tenu la pierre… Oui, mais elle ne l’avait jamais serrée dans son poing en pensant à lui. Elle n’avait jamais fait ce qu’il lui avait dit. Parce qu’elle n’avait jamais cru à la magie !
— Et, maintenant, je rentre et voilà que tu n’es pas une fille de l’extérieur, finalement. Ou seulement à moitié. J’étais vraiment heureux, Cassie, heureux de te revoir, d’apprendre que tu faisais partie du Cercle. Et, d’après ce qu’a dit Diana, elle aussi, elle a tout de suite vu que tu étais vraiment quelqu’un de spécial. Mais je n’ai pas pu lui dire que je te connaissais parce que, pour de mystérieuses raisons, tu ne voulais pas que les autres le sachent. J’ai respecté ton secret. J’ai gardé ça pour moi en me disant que tu me l’expliquerais quand l’occasion se présenterait. Et, au lieu de ça… (Il fit un geste qui embrassait toute la scène.) Voilà ce que tu me sers ! Tu m’as évité toute la semaine et, maintenant, tu fais comme s’il ne s’était jamais rien passé entre nous ? Tu oses même invoquer les Pouvoirs contre moi ? Et pour me faire avaler des salades ? Alors, maintenant, tu vas me dire pourquoi. Je veux savoir pourquoi.
Un ange passa. Cassie entendait le fracas des vagues en contrebas, comme des roulements de tonnerre réguliers assourdis par la nuit. Elle sentait l’air frais et vif sur son visage. Et puis, à la fin, comme sous l’effet d’une force irrésistible, elle leva les yeux vers lui. Il avait raison : elle ne pouvait pas lui mentir. Même s’il se moquait d’elle, même si elle lui faisait pitié, elle lui devait la vérité.
— Parce que je suis amoureuse de toi, lui répondit-elle calmement.
Et elle s’interdit de détourner la tête ou de baisser les yeux.
Il n’éclata pas de rire.
Il la regardait fixement, cependant, comme s’il n’en croyait pas ses oreilles. Comme s’il ne comprenait pas ce qu’il lui semblait pourtant avoir bel et bien entendu.
— Ce jour-là, sur la plage, poursuivit-elle courageusement, moi aussi, j’ai ressenti quelque chose de… de spécial. Mais c’était… plus fort. Comme… un lien entre nous. Comme si on était aimantés l’un par l’autre. Comme si on était… faits l’un pour l’autre.
Il y avait de l’incrédulité, de l’incompréhension dans ces prunelles gris-bleu un peu comme cette vertigineuse sensation de confusion qui l’avait aspirée quand elle avait découvert le corps de Kori.
— Je sais, ça a l’air idiot, reprit-elle. Je n’arrive même pas à croire que je suis en train de te dire ça. Mais c’est toi qui as voulu la vérité. Tout ce que j’ai ressenti sur la plage, ce jour-là, était faux, je le sais maintenant. Tu as Diana. Il faudrait être fou pour demander plus. Mais, ce jour-là… tout un tas d’idées ridicules me sont passées par la tête. J’ai cru, vraiment cru, que je voyais quelque chose qui nous reliait, une sorte de fil d’argent. Je me suis sentie si proche de toi : j’avais l’impression qu’on se comprenait sans parler. Comme si on était destinés à se rencontrer et que ce n’était pas la peine d’essayer de résister, comme si c’était écrit...
— Cassie...
Il avait les pupilles dilatées. Ses yeux, presque noirs, débordaient d’émotion. Ils exprimaient… quoi ? De l’horreur ? De la répulsion ?
— Je sais que ce n’est pas vrai, maintenant, insista-t-elle, désemparée. Mais, sur le coup, je n’ai pas réalisé. Tu étais si près de moi, tu me regardais dans les yeux et j’ai cru que tu allais...
— Cassie...
C’était comme si ses mots étaient une sorte d’invocation qui aurait fait surgir quelque chose de magique du néant, ou comme si ses propres sensations s’étaient brusquement aiguisées. Elle en eut le souffle coupé. Là ! Il était là ! Le lien d’argent ! Il vibrait, il scintillait, plus fort, plus puissant que jamais. Et il les unissait de nouveau. Comme si son cœur était directement relié au sien. Sa respiration s’était accélérée et elle leva les yeux vers lui, éperdue.
Leurs regards se rivèrent l’un à l’autre. Au même moment, Cassie reconnut cette émotion qui avait assombri l’argent de ses prunelles.
Pas de l’incrédulité, non, mais… une prise de conscience. Une compréhension progressive et un émerveillement qui fit vaciller Cassie sur des jambes en coton.
Il… se souvenait, songea-t-elle. Il revoyait ce qui s’était passé entre eux sous un nouveau jour. Il traduisait en pensées conscientes ce qui n’avaient été alors que des sensations confuses. Il mettait des mots sur ce qu’il avait vraiment éprouvé ce jour-là.
Elle le savait aussi sûrement que s’il le lui avait dit. Elle le connaissait. Elle ressentait chaque battement de son cœur. Elle voyait le monde à travers ses yeux. Elle pouvait même se voir tel qu’il la voyait : une créature fragile et timide, comme une fleur sauvage poussant à l’ombre d’un grand arbre, qui, sous ses dehors charmants, cachait une beauté bien plus secrète et un cœur d’acier trempé brillant comme un diamant. Et, tout comme elle pouvait se voir, elle pouvait sentir ce qu’il éprouvait pour elle...
Oh ! mais qu’est-ce qui se passait ? Le temps s’était arrêté et ils étaient seuls au monde. Adam rivait sur elle des yeux écarquillés, au regard flou, avec des pupilles énormes et elle avait l’impression d’y être précipitée comme dans quelque insondable abysse. Une mèche s’était égarée sur son front. Ces merveilleux cheveux de toutes les couleurs de l’automne en Nouvelle-Angleterre ! Il ressemblait à une divinité sortie de sa forêt à la clarté des étoiles pour courtiser une sylphide effarouchée et il était… ir-ré-sis-tible.
— Adam, murmura-t-elle, nous...
Mais elle n’acheva jamais sa phrase. Il était trop près, désormais. Elle pouvait percevoir sa chaleur, leurs champs magnétiques fusionner. Elle sentit ses mains lui envelopper les coudes et puis, doucement, tout doucement, cette force qui l’attirait vers lui jusqu’à ce que ses bras se referment sur elle, l’enlaçant complètement.
Le lien d’argent ne pouvait pas être ignoré plus longtemps.